Depuis toujours et partout dans le monde, l’Art s’est imposé comme un langage universel. Il inspire, il émeut, parfois même il scandalise, mais toujours, il exprime. Il possède le pouvoir d’inspirer l’Idée nouvelle, de briser les barrières linguistiques et culturelles, de parler aux cœurs, de faire vibrer l’âme.
Aujourd’hui, je vous invite à un voyage dans le passé : au cœur du XIXe siècle, jusqu’au début du XXe siècle. Cet instant où l’Art Japonais entama son influence bienfaitrice sur le reste du monde, notamment en Europe et plus particulièrement en France. Ce moment qui vit émerger de l’horizon artistique occidental une nouvelle esthétique venue tout droit du Japon et que l’on nommera par la suite « Japonisme ».
Les années 1850, une ouverture sur le monde
En mars 1854, la signature du Traité de Kanagawa sonne l’ouverture du Japon au reste du monde. En acceptant les échanges commerciaux avec les États-Unis, c’est bientôt avec la Russie, laHollande, la France et l’Angleterre que le Japon devra traiter.
Nul ne se doutait alors de l’empreinte profonde qu’allait laisser l’Art Japonais sur les artistes et artisans de tous horizons. Il en résulta l’émergence d’un art opposé au classicisme traditionnel, qui à l’époque, était encore bien présent à travers les créations des artistes européens. L’effet de nouveauté inspiré par un sentiment d’exotisme incarnera alors les disciplines propres aux Beaux-Arts et aux Arts Décoratifs. Peinture, dessin, verrerie, céramique, mobilier, mode, tout y passe !
Les années 1860, modernisation du Japon et émergence d’une nouvelle esthétique en Europe
Dès 1868, l’Ère Meiji précipite le Japon dans une vague de modernisation. Les Japonais vont se délester de tout ce qui, à leurs yeux, possède une esthétique archaïque : les armures de samouraï, les kakemono, les sabres, les estampes, etc.
Ce sont ces objets qui remplieront les premières collections d’art japonais en Europe : ce qui paraissait suranné au Japon bâtira les bases de la modernité sur le sol européen et s’étendra au début du XXe siècle avec l’Art Nouveau.
Les estampes japonaises en couleurs seront une réelle révélation pour les artistes occidentaux en recherche d’un nouveau moyen d’expression. D’abord dédiées à un art populaire au Japon, elles seront une source d’admiration merveilleuse en Europe.
Aux travers ces œuvres exotiques, les artistes découvraient des valeurs propres à cette contrée : un profond respect pour la nature et une admiration sans borne pour tout ce qui la compose, des formes d’une simplicité subtile, parfois suggérées, des aplats de couleurs, des motifs cernés de lignes noires, des compositions asymétriques et novatrices avec des plans relevés et des cadrages originaux. C’est à ce moment que le japonisme commence à apparaître dans le domaine de la peinture.
Mais les compositions demeurent encore traditionnelles et on respecte toujours les techniques de perspective et de modelé. Cependant, la constitution des premières collections d’Art Japonais en France mènent les artistes à les incorporer aux compositions.
À titre d’exemple, observons le « Portrait d’Émile Zola » réalisé par Édouard Manet en 1868. Dans le décor de cette scène d’intérieur, on remarque une estampe accrochée au mur et un paravent sur la gauche du tableau. Cette œuvre fut offerte à l’écrivain en remerciement du soutient qu’il manifestait pour le travail de Manet, notamment face au scandale provoqué par son œuvre « Olympia , exposée au Salon de 1865.
Dans le domaine de la céramique, on retiendra le bien connu « service Rousseau-Bracquemont, présenté à l’Exposition universelle de 1867 de Paris. Fabriqué à la manufacture de Creil et Montereau, ce service bénéficia d’une admiration immédiate du public et sera réédité jusqu’au milieu du XXe siècle. Encore rien de particulier dans la structure, puisque les pièces présentent toujours une forme propre au XVIIIe siècle. Mais elles révèlent leur originalité dans les décors animaliers et végétaux d’inspiration japonaise conçus par Bracquemont. Ces décors sont disposés sur la faïence de façon à ce qu’ils forment des zones de pleins et de vides, faisant référence à « l’art du vide » des céramiques japonaises.
Les estampes japonaises en couleurs seront une réelle révélation pour les artistes occidentaux en recherche d’un nouveau moyen d’expression. D’abord dédiées à un art populaire au Japon, elles seront une source d’admiration merveilleuse en Europe.
Les années 1870 – 1880, l’apogée du Japonisme chez les Impressionnistes
Les Impressionnistes tirent entre autres leur influence japonisante des estampes qu’ils collectionnent avec passion. Ils intègrent à leurs peintures l’esthétique des œuvres réalisées par les artistes japonais. Ceux-ci cherchent moins à donner l’illusion de profondeur, de modelé ou de volume mais s’attardent à rendre à leurs œuvres un aspect décoratif et élégant avec un goût prononcé pour l’aplat de couleurs et les arabesques.
Ils découvrent et mettent à l’honneur « l’art du monde flottant » (ukiyo-e), l’art du monde éphémère (qu’ils retranscriront dans leur façon d’étudier la lumière changeante), l’art de la vie quotidienne, comme la beauté du geste d’une geisha qui se coiffe.
Plus tard, des impressionnistes iront jusqu’à repenser la composition du tableau et leur manière d’aborder la toile. C’est le cas pour « Femme se coiffant. Opus 227 (arabesques pour une salle de toilette) » de Paul Signac en 1892 : avec cette technique du pointillisme, l’artiste délaisse la représentation purement réaliste pour une esthétique japonisante plus géométrique, presque schématisée et décorative. On retrouvera également Claude Monet, dont le travail continuera à s’imprégner d’une atmosphère japonaise. Au cœur de sa série sur « Les Nymphéas » entre 1914 et 1926, il laisse son pinceau se promener sur la toile et s’écarte du monde réel pour réaliser des œuvres tirant vers l’abstraction ou son ressenti personnel prévaut sur les règles conventionnelles de l’académisme.
Outre-Atlantique, James McNeil Whistler peint « Vieux Pont de Battersea vers 1872 dans sa série sur « Les Nocturnes ». Inspiré par les estampes d’Hiroshige et ses « Cents vues d’Edo (1856 – 1858), le peintre américain choisit un cadrage nouveau. À la façon des estampes, la composition est basée sur l’incomplétude des éléments. Il place un pilier du pont au premier plan et ne représente pas entièrement le sujet, ce qui crée des zones de pleins et de vides. Son travail se porte alors d’avantage sur la représentation de l’atmosphère que sur la réalité, une manière de peindre propre aux impressionnistes.
En résume, le Japon déclenche un véritable engouement chez bon nombre de ces artistes.
D’ailleurs, lorsque Vincent Van Gogh s’établit à Arles, il a l’espoir de trouver un climat semblable au Japon. Il souhaitait en effet retranscrire dans sa peinture une lumière au plus proche des estampes japonaises, dont il était un fervent collectionneur. Il réalisa des peintures à l’huile dans les années 1880 qui expriment son goût marqué pour l’Art du soleil levant.
En 1887, dans son œuvre « Le Père Tanguy », le personnage se détache sur un décor d’estampes japonaises. La même année, il peint « Japonaiserie : pruniers en fleurs d’après une estampe d’Hiroshige. Dans « Amandier en fleurs » de février 1890, il applique une composition japonisante : un arbre tout en courbes, empli de dynamisme, cerné de traits noirs et appliqué sur un fond en aplat de couleur, à la manière des céramiques japonaises.
Mais le japonisme ne se contente pas de marquer les œuvres des artistes de son influence exotique. Il s’intègre véritablement au quotidien des contemporains, notamment dans la mode. Les femmes revêtent des kimonos, leurs épingles à cheveux se sculptent de motifs japonisants et se fondent dans des chignons hauts.
Ainsi, lorsque Alfred Stevens, peintre belge ayant étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Paris, peint « La Parisienne » en 1872 (collection du Musée de la Boverie), il représente une femme en kimono devant un miroir tenant un éventail à la main. Claude Monet (encore lui) immortalise aussi cette mode féminine dans « La Japonaise » en 1876, lorsqu’il peint son épouse vêtue d’un costume japonais devant un décor couvert d’éventails (uchiwa).
Plus tard, Gustave Klimt lui-même se constituera une large collection de kimonos traditionnels. Il en fera aussi fabriquer en France pour son usage personnel.
Les années 1890 à 1910, l’héritage du Japonisme dans l’Art Nouveau
Tout commence par Siegfried Bing, aussi connu sous le nom de « Samuel Bing », un marchand d’art, un mécène et un grand collectionneur. En 1874, il ouvre sa boutique « L’art Japonais à Paris. Et ce n’est pas un hasard si en 1895, bénéficiant d’une popularité grandissante, notamment auprès des artistes impressionnistes, la boutique s’étend et revêt le nom de « Maison de l’Art Nouveau ». Car c’est bien l’inspiration du Japonisme qui constituera les origines de ce renouveau de l’art.
En effet, tels des botanistes, les artistes de l’Art Nouveau adoptent une vision presque naturaliste du monde qui les entoure. Avec des yeux d’enfants, ils s’émerveillent des formes diverses et des multiples couleurs du plus beau des tableaux, celui de la nature, qui devient pour eux une source d’inspiration intarissable.
Avec un regard poétique sur la nature, ils intègrent un éventail d’éléments appartenant à la faune et la flore japonaise, comme les oiseaux, les chauve-souris, les papillons, les libellules, les carpes, les nénuphars, les algues, les iris, les chrysanthèmes, les orchidées, les ombelles, et bien d’autres. Ils seront aussi enclins à utiliser des tons plus délicats, des couleurs pastels. Les décors changent, ils deviennent plus raffinés avec des formes plus épurées et élancées.
Au-delà de l’aspect purement esthétique, ils changent leur manière de penser l’art et profitent de la rupture amorcée par les Impressionnistes avec l’académisme. Inspirés par les Japonais qui ne font aucune distinction entre les beaux-arts et les arts décoratifs. Progressivement, on ne hiérarchise plus les disciplines artistiques. C’est ainsi que sous l’Art Nouveau, les artistes peuvent passer d’une discipline à une autre avec plus de liberté et mettre à l’honneur le travail des artisans. Ils sont d’ailleurs portés par une idée nouvelle, celle de faire de l’art accessible à tous. Ils ont pour objectif de faire pénétrer l’art dans le quotidien des contemporains en harmonisant l’architecture, le mobilier, les objets décoratifs, etc. En remplaçant les matériaux coûteux par des matières moins nobles, ils espèrent rendre cet idéal possible. On verra par exemple l’utilisation d’avantage d’arbres locaux, comme le noyer pour remplacer l’acajou dans le mobilier. Ou l’utilisation du verre et des pierres semi-précieuses dans la joaillerie.
D’ailleurs, Émile Gallé, figure emblématique de ce mouvement, touchera aussi bien à la verrerie qu’au mobilier. Inspiré par son goût pour le Japon et la botanique, il restera attaché à la Lorraine et deviendra le maître de la fameuse École de Nancy. Il s’inspire des éléments symboliques de l’Art Japonais et crée en 1879 un vase au motif d’une carpe ondulante. La pièce en verre de lune, soufflé moulé et émaillé présente des côtes torses le long du vase qui suivent les mouvements de la carpe et donnent une impression aquatique à l’ensemble. Il crée également de multiples vases en verre multicouche dégagé à l’acide, qui arborent des iris, des chrysanthèmes, des orchidées etc. En ce qui concerne le mobilier, on retrouve une influence asiatique. Par exemple, dans la création de son « Étagère Bambou » (1894) en noyer, marquetée de bois variés et soulignée de bronzes patinés. L’étagère aux pieds galbés s’inspirent du Style Louis XV, mais l’asymétrie et les motifs de papillons, bambous et fleurs de pommier sont quant à eux japonisants. (Collection du Musée de l’École de Nancy). Par ailleurs, Gallé emploiera pendant un temps une signature japonisante verticale.
En Belgique, les artistes seront pour la plupart pluridisciplinaires. Dans l’architecture, le mobilier, la verrerie, la céramique, l’argenterie et la joaillerie, ces créateurs belges vont faire briller l’Art Nouveau bien au-delà de nos frontières. Leur façon d’aborder la représentation de la nature est plus schématique que leurs homologues français. Ils vont préférer la fameuse courbe distinctive de l’Art Nouveau, « la ligne en coup de fouet », semblable à la vrille d’une courge.
Trois figures majeures se distingueront : Victor Horta, Henry Van De Velde et Paul Hankar. C’est Victor Horta qui crée le très connu Hotel Tassel en 1894 à Bruxelles. La bâtisse incarne parfaitement l’intention des artistes à créer un art total. L’architecture, les colonnettes, les serrures et poignées de porte, les vitraux, les fresques, les mosaïques, les rampes d’escalier, l’ensemble de l’hôtel semble végétal, organique, sinueux.
Dans un autre registre, le créateur belge Philippe Wolfers crée des argenteries et des bijoux en y intégrant sa vision naturaliste et japonisante. Pendant sa collaboration avec la Cristallerie du Val Saint-Lambert de Liège, entre 1896 et 1903, il imagine en 1901 le vase « Crépuscule (Collection du Musée Curtius de Liège). Avec sa thématique nocturne, il crée un décor de deux chauves-souris aux ailes déployées sur le corps de la pièce et ajoute quatre papillons de nuit en vermeil à la jonction du col et du corps.
L’Art Nouveau, né d’une inspiration japonaise, s’étend dans le monde sous diverses formes. Des artistes vont être inspirés par la simplification des formes et l’esthétique grillagée des panneaux coulissants japonais (appelées « shoji, il s’agit de cloisons translucides constituées dans du papier de riz et montées sur bois). En Écosse déjà, au sein de l’École de Glasgow, les formes s’épurent dans les créations de Charles Rennie Mackintosh. Ses chaises à haut dossier « Argyle (1898 – 1899), arborent le motif ajouré d’un oiseau aux allures schématiques. Le thème du grillage revient sous différentes formes dans son travail, comme lorsqu’il crée les chaises « Hill House en 1902. Le grillage, les lignes épurées, les contrastes blanc / noir, ces mêmes sujets seront repris par les artistes de la Sécession Viennoise (1898 – 1906) qui s’étend en Autriche. Comme lorsque Joseph Hoffman crée son siège « Sitzmaschine », littéralement « machine à s’asseoir » en 1905, ou que Koloman Moser imagine le fauteuil « Purkersdorf » en 1904. Dans la peinture, Gustave Klimt reprend dans ses compositions l’idée des arabesques et des motifs répétitifs à la manière de l’art japonais et les intégrera également à ses mosaïques.
Finalement, intégré à la culture artistique européenne, le Japonisme continue de résonner dans l’esthétique actuelle.
« Cet art s’est à la longue mêlé au nôtre. C’est comme une goutte de sang qui s’est mêlée à notre sang, et qu’aucune force au monde ne pourra éliminer » – Siegfried Bing, 1888
Texte : Alicia Di Franco