On ne peut que se sentir pauvre et démuni face à l’avalanche faramineuse de mots qui s’abat sur nous en lisant cette Enfance Unique. Effrayés, craignant de paraître ridicules, mes mots rentrent dans leur coquille. Ce n’est que quelques jours après, une fois la lecture décantée ou le brasier refroidi, qu’ils osent à nouveau sortir, et encore, timidement. Ils voudraient rouler à toute vitesse comme leurs homologues mais ils avancent à pas lents et prudents, à l’instar de grands blessés en convalescence. Le verbe remue tellement qu’on en garde comme une empreinte. Le commentaire voudrait embrasser les dernières projections, les dernières forces d’une énorme déflagration verbale mais le souffle se fait court et la plume s’arrête.
Enfance unique, ce sont des souvenirs en farandole ramassés autour d’un carré magique. Retour en arrière sur la ligne du temps, plongée dans l’enfance et la Langue Première (le wallon). Il y a Fredo, le petit d’On, sa mère Ginette, ouvreuse dans une salle de cinéma, Grand-Popa, Flamand émigré du Limbourg et porteur de sacs de charbon, et Mamy, dont l’activité favorite consiste à s’asseoir et à regarder par la fenêtre. Au numéro 203 de la rue de Ruy à Grâce-Hollogne où F. Saenen grandit normalement.
Au milieu du récit, un mot prononcé par Christophe Donnadieu, garnement semi-caractériel du village d’Heuzémois où la famille possède une maison de vacances, vient rompre la tranquille unicité de l’enfant alors âgé de onze ans : « Bâtard ». F. Saenen est né d’un père qui ne l’a pas reconnu et d’une fille-mère. Cette déchirure façonne toute sa vie, elle explique des périodes plus troubles de l’âge adulte où Frédéric traîne son mal-être dans les salles de jeu, misant toujours sur le 8, comprenez l’huit, Lui, l’éternel absent… en même temps qu’elle définit l’architecture du texte. De celle-ci, partant du point central, du nœud de toute une vie, naît une langue qui s’étire de gauche et de droite dans une construction en miroir (chapitre III 8, pair et manque / chapitre VII 8, manque et pair) qui fixe le temps dans un regard d’éternité.
Cette « parlure » exceptionnelle, ces « coulures » verbales, ces chutes verticales de mots, sont là pour faire ressurgir « le monde en amont ». Un bokèt de littérature qui résonne de façon colossale.
« L’enfance, ce bruit de fond de toute une vie…
C’est un athanor, le passé où, circulant, tous les fluides reconstituent l’irrigation des heures, du temps qui s’écoule autour de soi, en soi, passe, ponce, sans cesse, cela vient de là, remonte à cette époque où tu t’interrogeais sans fin sur la fixité des choses, où le décor était planté pour le seculae seculorum, ad vitam aeternam, ton « moi éternel » dans le plan quadrangulaire de ce quatuor familial, […] »